mercredi 10 juillet 2013

LE RETOUR DES PHARAONS, un texte du Monde Diplomatique de mai 2013.

 « Les inégalités ont toujours existé », entend-on souvent dire par ceux qui aimeraient banaliser leur  flambée. Certes, mais elles étaient encore plus prononcées du temps des pharaons. Notre modernité s’inspirerait-elle donc du temps de l’Égypte ancienne ?
Inde, Chine, Russie, Italie, États-Unis, pays du Golfe : l’essor des fortunes et du nombre de
milliardaires paraît caractériser l’état des lieux, comme le détaille le dernier numéro du Monde
diplomatique (mai 2013). Un dernier exemple vient de nous en être donné dans les entreprises américaines.
Ainsi que le rappelle Business Week1, qui ne passe pas pour une publication anticapitaliste, le très célèbre théoricien du management Peter Drucker avait théorisé en 1977 qu’une entreprise dans laquelle les écarts de salaires dépassaient un rapport de 1 à 25 voyait ses performances diminuer. Car plus les inégalités se creusent, plus une mentalité individualiste destructrice sape le travail collectif, l’esprit d’équipe et, au final, les résultats de l’entreprise, y compris pour ses actionnaires. 
Être payé autant en une journée que d’autres en un mois semblait donc représenter la limite à ne pas dépasser. Non pas tant pour les ouvriers et employés qui, en général, ne se font guère d’illusions sur le côté « famille heureuse » de la structure privée qui les emploie (« Ils sont déjà persuadés, écrivait Drucker, que leurs patrons sont des escrocs »). C’est donc plutôt de l’encadrement que les problèmes surgiraient : au-delà d’un certain écart de rémunération, le cynisme gagne, le cœur à l’ouvrage se perd, l’absentéisme s’envole.
Logiquement, Business Week a donc voulu savoir quelle était la situation actuelle aux États-Unis. C’est peu de dire que l’écart de 1 à 25 est pulvérisé. J. C. Penney, qui vend des chemises et des pantalons bon marché, permet aussi à son patron de ne pas se soucier de faire des économies vestimentaires.
Chaque jour, la rémunération de Ronald Johnson correspond en effet à plus de six années de salaire  d’un de ses employés. Car l’écart va de 1 à 1 795 entre la paie annuelle du premier (53,3 millions de dollars) et celle du vendeur moyen (vraisemblablement une vendeuse…), de J. C. Penney (29 000 dollars). À Abercrombie2 , médaille d’argent de l’iniquité, l’écart va de 1 à 1 640. Parmi les autres « lauréats » de ce classement, Starbucks est cinquième (écart de 1 à 1 135). Et Ralph Lauren, Nike, Ebay, Honeywell, Walt Disney, Wal-Mart et Macy’s se disputent les vingt premières  places. À Intel, centième (et dernier) de la liste, l’égalité n’est pas tout à fait réalisée non plus, mais  l’écart n’est « que » de 1 à… 2993
.
Bien sûr, certains vont trouver injuste de mettre sur le même plan la rémunération d’un « capitaine
d’industrie » — forcément brillant, talentueux, innovant — avec celle d’un de ses employés qui, lui,
n’aurait d’autre souci dans la vie que d’obéir. L’étude d’une autre publication, tout aussi peu subversive que Business Week, risque par conséquent de les décontenancer. Consacrant un dossier détaillé aux « Entreprises plus fortes que les États », L’Expansion (mai 2013) a cette fois comparé la rémunération des patrons du privé avec celle de responsables politiques de premier plan, à qui il arrive peut-être, à la Maison Blanche ou à l’Élysée, de prendre des décisions qui ne sont pas insignifiantes. 
On apprend alors que M. Tim Cook, patron d’Apple gagne près de 1 000 fois le salaire annuel de son compatriote Barack Obama (378 millions de dollars dans un cas, 400 000 dollars dans l’autre). Et que M. Maurice Lévy, patron (intouchable) de Publicis, s’attribue 127 fois la rémunération de son compatriote François Hollande.

1 Elliot Blair Smith et Phil Kuntz, « Disclosed : the pay gap 
between CEOs and employees », 6 mai 2013.
2 L’enseigne de prêt-à-porter s’est encore illustrée récemment, 
comme le relevait Rue89, par son refus de faire don des 
vêtements invendus, préférant les brûler.
3 Le patron d’Intel, Paul Otellini, s’adjuge 17,5 millions de dollars 
par an, contre 58 400 dollars à son salarié moyen.

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